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1965 : l’exploit de maître Jacques

Au printemps 1965, Jacques Anquetil boucle un succès de prestige sur le Critérium du Dauphiné Libéré puis s’aligne, dans la nuit, sur les 600 kilomètres de la Classique Bordeaux-Paris.

Anquetil est né gagneur, et il a souvent gagné. Pour lui, le fait de perdre n’a jamais eu de sens : c’est d’ailleurs ce refus de la défaite — que l’on associe à une timidité naturelle, perçue par beaucoup comme de la fierté un peu (trop) marquée, et à son ahurissante facilité dégagée sur la machine — qui lui vaudra le désamour d’une bonne partie du public. Battu cinq Tours à zéro, Poulidor, son plus grand rival (les deux hommes ne se sont liés d’amitié qu’une fois leurs carrières sportives terminées), révèlera les derniers mots que lui a glissés le Normand avant de mourir : « Tu vois, mon cher Raymond, tu finiras encore deuxième… ». Dans sa vie de coureur, Anquetil a toujours semblé vouloir lutter contre lui-même avant d’aller défier les autres. Il a trouvé, en Raphaël Géminiani, son directeur sportif et confident, l’homme qui a su le stimuler, le provoquer. Celui aussi qui l’a entraîné vers des défis à sa mesure. Après 1964 et le cinquième succès d’Anquetil sur le Tour de France, Geminiani a vu plus fou qu’un sixième maillot jaune à ramener sur la piste du Parc des Princes, qui accueille à l’époque les arrivées de la dernière étape. Il dessine les contours d’un truc vertigineux puis soumet l’idée à son génial champion et à sa compagne : il veut enchaîner victorieusement le Critérium du Dauphiné Libéré, course à étapes de huit jours regroupant peu ou prou les meilleurs coureurs du circuit mondial, et la Classique Bordeaux-Paris, une épreuve de six-cent kilomètres qui démarre la nuit suivant l’arrivée du Dauphiné. Anquetil valide le projet et se présente, le 22 mai 1965, au départ d’un doublé qui peut marquer l’imaginaire des fans à travers le monde.

Pendant une semaine, l’aristocrate considéré du vélo, même pris d’une légère bronchite, a fait ce qu’il savait faire de mieux : dominer le gratin des autres coureurs de la tête et des jambes. Poulidor, encore deuxième (!), est battu. Et les lignes du journal Le Figaro datant du 31 mai 1965 sont imprimées de ces mots : « Jamais encore Jacques Anquetil n’avait pesé d’un tel poids sur une course à étapes, Tour de France y compris. Jamais il n’avait autant payé de sa personne. » Le Dauphiné Libéré est gagné, trois victoires d’étapes dans la valise : Anquetil quitte le podium d’Avignon aux environs de 17 heures « dans un état d’épuisement total ». La petite histoire narre que le Général de Gaulle a mis à sa disposition l’avion qui lui permit de rallier Bordeaux, le soir-même, où l’attendait son plus grand défi.

Exténué, Anquetil reprend son vélo à 2h30 du matin pour une valse à deux temps : une danse de nuit jusqu’à Poitiers, une autre qui doit l’emmener à Paris dans le sillage d’un Derny. Durant celle de nuit, le coureur manifeste à plusieurs reprises son envie d’abandonner. Mais Geminiani, homme de caractère, finit par le convaincre de poursuivre l’effort, non sans une franche explication de texte — on raconte qu’une scène assez violente aurait opposé les deux hommes. Anquetil réussira son pari dingue en rejoignant seul le Parc des Princes, quelques heures plus tard, devançant deux champions du monde : Jean Stablinski et Tom Simpson, considérant le sacre du second qui est survenu trois mois plus tard. Le public ne peut alors qu’admirer.

« C’était un exploit qu’on jugeait vraiment fou, dira plus tard Bernard Thévenet, double vainqueur du Tour de France. C’est certainement, en dehors du Tour, l’un des plus grands exploits jamais réalisé par un cycliste. »

Geminiani, lui, prendra le temps de revenir sur la genèse de ce pari dingue : « Anquetil m’a dit : ‘J’ai réfléchi, je veux bien (y aller) mais à une condition. Si j’échoue, tu déclares publiquement que c’est toi qui m’as fait faire l’erreur’. » Du Jacques Anquetil dans le texte. Ce dimanche là, la popularité du timide Normand a atteint un sommet : il est parvenu à unifier sa France à lui et celle de Raymond Poulidor.